CENTER OF THE WORLD

 

Jazz Magazine (décembre 1969) :

WRIGHT IS RIGHT
Frank Wright Quintet : Wright (ts), Noah Howard (as), Bobby Few (p), Earl Freeman (b), Mohammed Ali (dm). Paris, Institut d’Art et d’Archéologie, 14 novembre.

Sur l’estrade, après un dernier couinement, Frank Wright s’est allongé : il est "mort". D’épuisement, peut-être. Aylerisant, tranisant, délirant depuis plus d’une demi-heure, mais aussi dansant, gesticulant, sautant, se balançant, s’agenouillant à la façon des ténors hurleurs de Lionel Hampton ou Bill Doggett, il vient de montrer que, pour lui, l’exploit physique participe de l’acte musical. Cela, Sunny Murray l’avait déjà annoncé - également : des Européens tels que Mani Neumeier et Han Bennink. L’on peut d’ailleurs se demander si Mohammed Ali, le batteur, n’a pas choisi son pseudonyme (au-delà des motivations politico-religieuses) afin de rendre hommage à un autre "athlète", virtuose dans l’art de donner des coups (de frapper les peaux) : Cassius Clay/Muhammad Ali. Avec le sourire et la désinvolture apparente d’un Jo Jones (ou, si l’on préfère, d’un Art Blakey), Muhammad Ali frappera sans la moindre interruption pendant soixante minutes, couvrant la basse, le piano et même, parfois, les deux saxes. Utilisateur forcené de la grosse caisse, il semble vouloir associer en son jeu le pouvoir de fascination des polyrythmies africaines et la brutalité métronomique de certains batteurs pop. Tandis que Noah Howard, très vite, renonce aux effets parkero-dolphyens (mélodies sinueuses) pour explorer un monde de sifflements et de bruits d’anche modulés, le pianiste laisse tomber de vastes pans d’accords et de clusters (seul moyen dont il dispose pour émerger de la masse sonore produite par le batteur) ou, dès que l’ouragan semble se calmer, démontre avec une délicatesse étonnante qu’il est aussi un grand admirateur de la Cathédrale engloutie et autres chef-d'œuvre de l’architecture debussyste. D’un thème-cri, l’on passe (Wright vient de "ressusciter") à une caricature de rumba, puis à une sorte de fanfare gospelisante (entre ll’hen The Saints et les backgrounds de cuivres des enregistrements de James Brown). Comme Marion Williams à Antibes, comme Lionel Hampton lors de certains concerts parisiens, le ténor descend dans la salle en continuant de jouer un riff élémentaire. A d’autres moments, quand joue N.Howard, il se cache pour devenir simplement un écho contradictoire de l’alto (cf. les duos Dolphy-Clifford Jordan dans le Parkeriana de Mingus, à Wagram en avril 64) ou, à force de répéter deux notes, conclut un morceau ou une "crise" à l’unisson avec la grosse caisse. Ainsi découvre-t-on une violence directement héritée des grands saxophonistes "expressionnistes" et la preuve que Frank Wright est un fils spirituel d’Arnett Cobb, Eddie Chamblee, Clifford Scott et autres Illinois Jacquet.
Philippe CARLES.

Jazz Hot (décembre 1969):

L’archéologie à l’avant-garde
C’est Beaver Harris, Robin Kenyatta, Grachan Moncur et Malachi Favors qui ont inauguré, à l’Institut d’Art et d’Archéologie, 3, rue Michelet (derrière le Luxembourg), à Paris, une série de manifestations sous l’égide de deux professeurs d’esthétique à la Sorbonne, Mme Clancy et M. Tesseidre et de quelques-uns de leurs élèves, dont l’enthousiasme et l’allant soulèveraient des chaînes de montagne. Ce fut ensuite au tour de l’A.A.C.M. et de l’Art Ensemble de Chicago de se produire à l’Institut d’Art et d’Archéologie.
Le dernier en date des concerts de la rue Michelet a eu lieu devant un public nombreux, singulièrement connaisseur et vibrant d’enthousiasme. les musiciens : Frank Wright au saxo ténor, Noah Howard à l’alto, Bobby Few au piano, Earl Freeman à la contrebasse, Muhammad Ali à la batterie. Vraiment une élite, le dessus du panier du jazz moderne. Beaucoup de musiciens dans la salle : ceux de l’Art Ensemble de Chicago, Burton Greene, Sam Rivers, Jimmy Lyons, Andrew Cyrille et bien d’autres encore.
Bobby Few a littéralement "tué" les musiciens qui se pressaient sur la scène du Centre Culturel Americain du Boulevard Raspail, après le concert dont merceron nous donne un compte rendu. Pour ceux des amateurs qui ne le connaissent pas bien, ce fut une fulgurante révélation : "Mais c’est Art Tatum en personne !" Et Don Byas et hank Mobley, prêts à quitter la salle, se précipitèrent sur leurs instruments (qu’ils avaient déjà remis dans leurs étuis) pour "faire le bœuf" avec ce prodigieux pianiste. Le soir même, Bobby Few jouait au "Chat-qui-Pêche" et ce fut comme une seconde révélation : "Mais c’est Cecil Taylor avec une touche très personnelle… un autre Cecil Taylor !" Un des trois ou quatre plus grands pianistes actuels.
Frank Wright et Noah Howard, très différent l’un de l’autre, sont capables de jouer avec une violence inouïe et aussi avec un lyrisme contenu. Quant à Muhammad Ali c’est un des trois ou quatre meilleurs spécialistes de la batterie moderne.
Les hommes de Frank Wright débutèrent par une œuvre d’une extraordinaire violence dédiée aux deux ou trois cents étudiants arrêtés à Paris, le jour même, lors des manifestations contre la guerre du Vietnam. Déchainés, en transe, les deux saxophonistes poussaient de véritables hurlements dans leurs instruments, Bobby Few semblait extraire du clavier tout ce qu’on peut demander à un piano. Freeman jouait, comme un dément, sur toute l’étendue de sa contrebasse, et Muhammad Ali donnait naissance à une tornade apocalyptique qu’il entretenait sans répit.
Ovations délirantes. Triomphe sans précédent. Pour terminer, les cinq hommes jouèrent d’une façon lyrique, presque rêveuse, dans une atmosphère presque religieuse, de recueillement et d’apaisement. Ovations indescriptibles et rappels innombrables. Bien entendu, une bonne partie des spectateurs devaient suivre au "Chat-qui-Pêche" ces merveilleux musiciens, pour "en prendre, encore, plein les oreilles".
Patrick CALLAGHAM.

Jazz Hot (juin 1970) :

Frank Wright à la Maison de la Médecine
Les deux groupes de free-jazz, new thing, black music… (appelez cela comme vous voudrez) les plus prisés des amateurs de jazz et des musiciens professionnels français sont, sans aucun doute, l’A.A.C.M. ou Art Ensemble of Chicago (Lester Bowie, Malachi Favors, Roscoe Mitchell, Joseph Jarman) et le quintet de Frank Wright. Je dis bien quintet car Frank Wright a engagé un contrebassiste : l’excellent Bob Ried. Frank lui-même est toujours aussi déchaîne, possédé au saxo-ténor. Noah Howard joue maintenant, et toujours aussi bien, non seulement de l’alto mais de la clarinette. Bobby Few est, avec Cecil Taylor, Stanley Cowell et Dave Burrell un des très grands pianistes du moment. La controverse qui oppose les fans de Muhammad Ali (drummer de Frank Wright) à ceux de Rashied Ali (frère de Muhammad) n’est pas près de s’éteindre. Disons que les deux frères se placent au tout premier rang parmi les spécialistes modernes de la batterie.
Ce quintette a donné un concert passionnant de bout en bout. Tous les futurs médecins qui emplissaient la petite salle de théâtre de la Maison de la Médecine ne sont pas près d’oublier la tornade déchaînée par Frank, Noah, Bobby, Bob et Muhammad. Après ce concert, le quintette a joué au "Chat-qui-Pêche", dont le patron, Edmond, a décidément le nez creux.
Patrick CALLAGHAM.

Le Progrès (6/11/1970) :

L’excellent quartette free-jazz de Frank Wright
Pour la première fois le Hot-Club a invité non plus un soliste qui joue en compagnie d’une formation du club, mais un orchestre complet : celui de Frank Wright.
On en parlait depuis un certain temps déjà, des lettres avaient été échangées entre les animateurs du Hot-Club et Frank Wright qui étaient parvenus à un accord virtuel. Depuis cela, plus rien, le silence, on chuchotait même que l’orchestre Wright était reparti aux USA et brusquement, mercredi soir, coup de théâtre : alors que plus personne ne les attendaient, Frank Wright et ses musiciens sont arrivés, au jour et à l’heure initialement prévus, au caveau du Hot-Club où, par chance, se déroulait la réunion habituelle.
Il arrive qu’une formation peu connue vienne en France comme cela, un peu à l’improviste et que ce soit une véritable révélation : c’est le cas du groupement que dirige Wright. Il joue de l’excellent free-jazz dans un style très rude qui s’apparente à celui de l’orchestre d’Albert Ayler. D’ailleurs le groupe a tout de même des lettres de noblesse : il est en Europe depuis un an et a donné des concerts en Allemagne, en Hollande, en Belgique, à Paris, il a participé aux festivals organisés sous le patronage de la revue "Actuel" à Amougis, en Belgique et à Biot, sur la Côte d’Azur. On l’a entendu encore lundi dernier, à la Mutualité, à Paris, à l’occasion d’une manifestation de soutien aux "Black panthers", ce qui nous renseigne sur l’engagement politique très extrémiste des quatre musiciens de l’orchestre, engagement qui ne manque pas de se refléter sur les compositions qu’ils créent.
Ces quatre musiciens en qui nous découvrons de grands solistes, il faut les présenter : Frank Wright (saxo ténor) qui a joué avec John Coltrane, Cecil Taylor, Albert Ayler et a enregistré avec eux, et de tels voisinages font deviner la qualité de cet instrumentiste. Noah Howard (saxo alto), qui détail amusant, est né à New Orleans. Il a joué avec Sun Ra et Albert Ayler. Il a enregistré avec Archie Shepp et sous son nom pour la marque ESP, tout comme Wright d’ailleurs. Bobby Few (piano), a travaillé cet instrument avec l’excellent Jackie McLean. Il a enregistré avec le saxo ténor Booker Irvin qui fit partie de l’orchestre de Mingus et, lui aussi avec Albert Ayler. Muhammad Ali (batterie) a joué avec McLean, Archie Shepp et enregistré avec Albert Ayler et avec le trompettiste Alan Shorter. Il est le frère de Rashied Ali, lui aussi batteur, qui avait succédé à Elvin Jones dans la formation de John Coltrane.
Le quartette de Frank Wright jouera de nouveau au caveau du Hot-Club, 4, rue de l’Arbre-Sec, tous les soirs, jusqu’à samedi inclus.
Henri GAUTIER.

Le Progrès (7/11/1970) :

Frank Wright "au naturel" au Hot-Club de Lyon
Depuis mercredi soir, le quartette de Frank Wright anime les soirées du Hot-Club de Lyon. Il y jouera encore ce soir pour la dernière fois, et les amateurs qui n’aiment pas manquer un événement feraient bien de se précipiter rue de l’Arbre-Sec : les places seront rares. Car c’est un événement.
Evénement pour le Club d’abord qui se lance dans une formule nouvelle, et s’installe sur un pied d’égalité avec les "boites à jazz" les plus réputées de Paris. En offrant au public la possibilité d’entendre un groupe de musiciens ¨live" (sur le vif, au naturel) en dehors du cadre traditionnel d’une salle de concert dont le jazz parfois s’accomode mal, le Hot-Club de Lyon a trouvé du même coup le moyen de rehausser la saison déjà exceptionnelle du théâtre de la Cité.
Les soirées du Hot-Club, on l’avait bien senti lors des "boeufs" spontanés qui suivirent les concerts de Sun ra et de Mingus, sont naturellement complémentaires des divers concerts organisés à Lyon. L’événement, avec Frank Wright c’est qu’il s’agisse d’une initiative propre au Hot-Club. C’est aussi, c’est surtout Frank Wright et sa musique.
Les quatre musiciens ont travaillé, qui avec Ayler, qui avec Shepp, qui avec Coltrane, qui avec Cecil Taylor, Jackie McLean, Sunny Murray. Si toutes ces influences se retrouvent, pas un instant au cours des trois soirées nous avons eu l’impression que Wright faisait du "sous-Shepp" ou du "sous-Coltrane" : il est dans le même courant, tenant sa propre place, jouant sa propre musique, avec un entrain qui nous ont enthousiasmés.
Noah Howard, au saxophone alto est sans doute le plus proche d’Ayler. Bobby Few au piano fait obligatoirement penser à un Monk des années 70. Muhammad Ali, époustouflant à la batterie ne cesse pas, tout au long des soirées, de relancer le discours d’une manière presque machiavélique, et Frank Wright lui-même est aussi digne, plus digne peut-être, que Pharoah sanders d’être le successeur de Coltrane.
Jeudi soir, les musiciens "Free" du Hot-Club de Lyon n’ont pas pu résister à l’ambiance de cette musique : Raoul Bruckert, jean Mereu et Maurice Merle se sont joint au quartette de Frank Wright.
Et c’est là peut-être qu’il faut chercher l’élément essentiel de la musique de Frank Wright que je renonce à définir tant elle est mobile, riche et touffue comme la vie même : à travers les cris déchirants des saxophones et la violence des rythmes passe un courant de sympathie qui nous porte vers eux, et les porte vers nous.
J.-L. B.

Lecture recommandée :
Philippe CARLES - Jean-Louis COMOLLI "Free jazz Black power" (Gallimard Folio).


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